Portraits de familles : quand le processus fait œuvre…
Hassan Darsi
Le décor est planté, le modèle s’y inscrit, le photographe est prêt… Hassan Darsi s’esquive. Mais qui est cet artiste qui « met en œuvre » et se retire au moment dit « ultime » de la création ? C’est que dans le travail de Hassan Darsi c’est avant tout le processus qui fait œuvre. La forme, le médium et la technique ne sont que les « subterfuges » d’un travail qui prend sa source dans l’intime, le quotidien, la rencontre, l’échange… Souvenirs, réminiscences, expériences, préoccupations, hasards, deviennent alors autant d’éléments déclencheurs, transformés, inversés, déplacés, manipulés, jusqu’à l’épuisement de leur potentialité, en processus de travail et de création.
Ainsi, quand il commence la série des Portraits de familles en 2001, Hassan Darsi ne cherche pas à inventer une nouvelle forme (le sujet est largement usité), ni à produire un travail photographique (il ne prend pas lui-même la photographie). C’est la rencontre renouvelée avec le studio photographique du quartier (un souvenir d’enfance…) qui constitue l’élément déclencheur d’un processus sans cesse remis en question tout au long des différentes séries. Il pourrait s'agir du regard simplement « voyeur » d'un artiste sur des familles anonymes, d'un travail sériel où dans un même décor, au demeurant très kitsch, des visages viennent se superposer aux autres. Mais la démarche, quoique délibérément perturbée par l'apparence formelle de son résultat plastique, est beaucoup plus transparente : c'est de personnes dont il est question dans ce travail. Décor, format, présentation, installation des objets ne sont alors que les médiums - les subterfuges, selon l’artiste - qui permettent de revisiter la rencontre et de la réinvestir. Et si l’artiste s’immisce, le temps d’une rencontre et d’une prise de vue, dans l’intimité d’une famille, c’est pour donner, tant aux « regardeurs » qu’aux « regardés », la mesure de leur ville dans sa plus belle dimension, une dimension humaine.
Chaque étape porte sa part de hasards et de contraintes, mis à part le format des images qui volontairement diffère chaque fois. Ainsi, si la première expérience[1] proposait des portraits en médaillons accompagnés d’une histoire des Mille et une nuits, fragmentées en autant de photographies, la série casablancaise offre à la photographie de famille la démesure d’un format d’affiche et les portraits de Cap Town l’intimité d’un polaroïd. La série de Schiedam gardera les stigmates d’une démarche en expérimentation, avec le regard marqué du photographe complice qui donne un angle de prise de vue fluctuant. A Casablanca[2], le processus s’affirme avec une prise de vue frontale. Rendez-vous et prises de vues avec les familles ont lieu dans un studio photographique du quartier, sous l’objectif et le regard curieux du gérant. À partir de Cap Town[3], le décor se dégage sur un fond ; déjà, l’artiste commence à se détacher du sujet lui-même. Les portraits des Malinois[4] marqueront encore un peu plus ce recul, et le décor prend alors la forme d’un « tableau » sur fond de mur immaculé. La série du souk Had Oulad Frej[5] signera une étape décisive (que l’on retrouvera dans les séries suivantes, Le grand parc [6] et Central parc [7]). Le décor se plante alors dans l’espace chaotique du souk qui constitue en lui-même un décor ; un décor qui chaque dimanche à l’aube met l’artiste dans une nouvelle configuration de tentes et d’étalages. La rigueur du processus n’est plus possible ? Qu’importe ! Le projet évolue, et cela n’est pas pour déplaire à l’artiste qui y trouve de nouvelles ouvertures. Un jour, dans la précipitation du départ à 3 heures du matin (c’est qu’il faut se lever tôt pour avoir sa place dans le souk !) le bouquet est oublié… Le premier tirage corrigera cet oubli, aujourd’hui, Hassan Dari assume pleinement ce vide dans le dispositif.
En se détachant des artifices (les fameux subterfuges !) qui constituent chaque série, l’artiste prend pleinement possession de ces petites imperfections, ces aléas, de ce qui, justement, œuvre dans le projet, fait naître l’œuvre dans le projet, lui donne corps… et vie aussi, tout simplement.
© Florence Renault-Darsi, 2008 (Publié dans "Portraits de famille", Ed. de La Source du lion, décembre 2008)
[1] - Schiedam (Rotterdam), Pays-Bas, 2001.
[2] - Institut français de Casablanca, Maroc, 2002
[3] - Ferme expérimentale de Goedgedacht, Cap Town, Afrique du Sud, mars 2003.
[4] - Centre culturel de Malines, Belgique, avril-mai 2003.
[5] - Souk Had Oulad Frej, province d’El Jadida, région de Doukkala, Maroc, automne 2003.
[6] - Cité du grand parc, Bordeaux, France, 2006.
[7] - Central parc, Grinnel college, Iowa, Etats-Unis, automne 2007.