Promenade dominicale
Projet Le lion se meurt


Un beau dimanche après-midi ensoleillé, après un déjeuner qui s'est un peu attardé. Les enfants piaffent d'impatience et commencent à tourner en rond dans un espace devenu trop étroit. La promenade s'impose. Après quelques tergiversations sur le choix de la destination, une idée jaillit à force d'évoquer les sorties de l'enfance passée. Nous voilà donc en route pour le zoo de Casablanca.
Aïn Sebâa, un quartier devenu un vague souvenir où l'on ne met plus guère les pieds que pour des raisons professionnelles, à moins d'y habiter dans des conditions souvent extrêmes... Le zoo et ses nombreux pensionnaires y sont depuis longtemps les vestiges d'une autre époque ; d'ailleurs, quelques minutes suffisent pour se rendre compte de l'état d'abandon total dans lequel on laisse infrastructures et animaux.
Sous le soleil dense du début de l'après-midi, l'eau est une denrée rare au zoo. Quand elle n'est pas absente, elle croupit au fond de bassins ou autres abreuvoirs, qui n'en ont que le nom, à l'odeur pestilentielle. Terrassés par l'ennui qui les gagne dans les quelques mètres carrés de béton qu'on leur a concédé, les animaux sont abattus par la faim et la soif, car si l'on en croit les reliquats de nourriture souillée qui jonchent le sol des cages, c'est essentiellement avec des carottes que l'on nourrit les animaux ici. Des canards sans mare traînent leurs palmes usées sur le sol sec de leur enclos, des flamants roses se bousculent pour tremper leurs longues pattes dans quelques centimètres d'eau vaseuse. Là-bas, au bout de l'allée centrale, derrière un fouillis de cages rouillées et rapiécées (qu'on imagine d'abord abandonnées), trois singes au regard hagard semblent attendre la délivrance de la mort. Quelques enfants qui ont enjambé les barrières, faute de gardien, tentent de les exciter à coups de bâton et de cris stridents. On s'amuse comme on peut quand on n'a que la souffrance et la misère en regard. Plus loin, c'est un autre groupe, devenu adulte par la force du temps, qui crée l'animation en donnant aux babouins incarcérés le spectacle désolant de leurs gesticulations et hurlements primaires. Cela n'amuse que les visiteurs, devenus voyeurs, qui n'ont pas une seule seconde à l'esprit l'idée d'une quelconque cruauté.
On continue.
Les crocodiles du Nil ont depuis longtemps oublié combien la nature les a faits excellents nageurs. Au détour d'une allée cabossée, une odeur, par trop familière, nous chatouille les narines... C'est la décharge du zoo, offerte elle aussi, dans ses plus beaux atours, en spectacle permanent et évolutif. Deux ours bruns tournent en rond, le poil sale et râpé, le regard absent. Pas d'eau, pas un centimètre carré de verdure (c'est qu'ici on prend grand soin à ce que la végétation soit en dehors des cages), la grisaille d'une dalle bétonnée et un vieux tronc d'arbre abandonné au sol comme seul paysage. A côté, dans les mêmes conditions (le zoo est exemplaire en matière de démocratie), le loup esseulé ne relève même plus la tête aux appels des promeneurs. Nous arrivons chez les lions, confinés deux par deux dans trois cages circulaires, pour faciliter leurs errances. Leurs flancs amaigris dévoilent des côtes saillantes que seul un souffle, qui ressemble plus à un soupir, relie à la vie. Le lion, le roi des animaux, figure mythique de l'Afrique sauvage et de ses étendues à perte de vue, est devenu ici à Aïn Sebâa (la source du lion...) le symbole de la décrépitude, de la souffrance, de la cruauté et d'un "je m'en foutisme jusqu'au boutiste".
Sur le chemin de la sortie, un mendiant unijambiste, un autre aveugle... Il est vrai que les hommes ne sont pas mieux lotis, mais cela justifie-il de laisser dépérir des animaux sauvages dans un mouroir insalubre ? S'il est vrai que voir des plus pauvres que soi ça rassure, alors soyez les bienvenus au zoo d'Aïn Sebâa, vous en sortirez rassérénés !
© Florence Renault-Darsi, juin 2003 (Publié dans "Le lion se meurt", Ed. de La Source du lion, mars 2008)